Myriam Revault d’Allonnes est chercheure associée au CEVIPOF (Centre de recherches politiques de Sciences Po) et professeure émérite des universités à l’École pratique des hautes études. Elle est l’auteure de nombreux ouvrages. Dernier livre paru : La Faiblesse du vrai. Ce que la post-vérité fait à notre monde commun, Seuil, La couleur des idées, 2018.
“Post-vérité” et monde commun
L’irruption récente de la notion de « post-vérité », désignée comme mot de l’année 2016 par le dictionnaire d’Oxford, a suscité d’innombrables commentaires journalistiques, notamment sur le phénomène des fake news et sur le rôle des nouveaux media (réseaux sociaux, etc) mais peu de réflexions de fond. En réalité, la portée de cette notion de “post-vérité” dépasse à la fois le contexte strictement politique et la prolifération des fake news. Elle ne concerne pas seulement les rapports (depuis toujours très difficiles entre la politique et la vérité) mais elle brouille la distinction fondamentale du vrai et du faux. La vérité elle-même devient caduque et non signifiante : sa valeur est délégitimée. Ce qui ne signifie pas que le mensonge en tant que tel est valorisé puisque le partage du vrai et du faux n’est plus opératoire. Le régime de vérité qui est celui de la politique accorde une place essentielle à l’opinion publique et à l’exercice d’un jugement fondé, appuyé sur des vérités de fait. C’est précisément ce à quoi porte atteinte la post-vérité puisqu’elle énonce la possibilité d’une “réalité alternative » (les “alternative facts »). Mais la post-vérité telle qu’elle a surgi dans les sociétés démocratiques, exposées en permanence à la dissolution des repères de la certitude, à la tentation du relativisme et à la transformation des « vérités de fait » en opinions, diffère des mécanismes propres aux systèmes des systèmes totalitaires où la toute-puissance de l’idéologie fabrique un monde entièrement fictif. Dans les sociétés démocratiques, les vérités dérangeantes ou mal venues se voient transformées en “opinions” que l’on peut soutenir comme si elles n’étaient pas directement ancrées dans des faits incontestables. Le négationnisme constitue à cet égard un cas d’école. C’est ce processus – facilité par la propension au relativisme du “tout se vaut” – qui permet de se débarrasser de l’évidence factuelle et d’aboutir à une sorte de diversité indifférenciée où l’énoncé des opinions n’a plus besoin d’être étayé ni légitimé par les faits. La “nouveauté » du phénomène ne tient pas seulement à la transmission “virale” des informations (liée notamment à Internet et aux réseaux sociaux) mais au fait qu’elle porte atteinte à notre “monde commun”, aux opinions, aux jugements et aux expériences sensibles que nous pouvons partager avec les autres.
Conférence, 20 min